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La France face aux neuf limites planétaires
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Perturbation des cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore

Des cycles vitaux perturbés, conduisant à un dépassement de la limite planétaire pour l'azote

L'azote et le phosphore, éléments nutritifs essentiels, jouent un rôle central dans la croissance des végétaux. Compte tenu de leurs fortes interactions et des enjeux qu'ils représentent dans le maintien des équilibres naturels du système Terre, les scientifiques ont fait le choix de les considérer comme une seule limite planétaire. Depuis la révolution industrielle, l'utilisation de l'azote et du phosphore par les activités humaines à des fins principalement agricoles, perturbe leur cycle naturel. Si cette utilisation a permis d'accroître considérablement le rendement des cultures et de nourrir une population mondiale toujours croissante, elle n'est pas sans conséquences sur l'environnement.

L'azote est un gaz particulièrement abondant dans l'atmosphère (78 % du volume). Par une succession de processus naturels, il est transformé en ammonium ou en nitrate. On parle alors d'« azote réactif » (voir glossaire), directement assimilable par les plantes. Depuis le début du XXe siècle, ce cycle naturel est bouleversé par l'apparition de procédés industriels produisant de l'azote réactif, ainsi qu'à certains endroits par une densité d'élevages intensifs produisant des effluents azotés en excès par rapport à ce que peut absorber la surface en cultures arables. De grandes quantités d'engrais ou effluents azotés sont ainsi produites et utilisées de manière intensive dans l'agriculture, et se retrouvent dans l'environnement (eaux de surface et souterraines notamment).

Le phosphore est un élément rare à la surface de la Terre. Il est principalement stocké sous forme de phosphate dans l'eau, le sol, les roches et les sédiments. Le phosphore issu de l'industrie minière est utilisé pour produire principalement des engrais, mais également des détergents. Depuis le XIXe siècle, des quantités importantes de phosphore sont mobilisées pour augmenter la productivité agricole, ce qui contribue à déséquilibrer le cycle naturel du phosphore.

Pour appréhender ces problématiques, les auteurs des limites planétaires ont retenu comme variable de contrôle, la « quantité d'azote réactif rejetée chaque année dans la nature par les activités humaines », à l'échelle mondiale (tableau 4). Dans le cas du phosphore, ils ont défini une approche à deux niveaux pour une meilleure prise en compte des enjeux locaux, avec deux seuils géographiques :

  • à l'échelle mondiale, il s'agit de la quantité annuelle de phosphore émis par les systèmes d'eau douce vers les océans ;
  • à l'échelle continentale, il s'agit de la quantité annuelle de phosphore résultant d'apports excessifs lors de la fertilisation des sols agricoles (Steffen et al., 2015).

Tableau 4 : variables de contrôle et limite planétaire pour la perturbation des cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore

Nutriments

Variables de contrôle

Seuils et zones d'incertitude

Valeurs mondiales

Azote

Quantité d'azote réactif rejetée par les activités humaines en millions de tonnes (Mt), par an, à l'échelle mondiale

62 Mt par an (62 - 82 Mt par an, soit 41 - 55 kg/an par hectare de surface en culture)

150 Mt

Phosphore

Échelle mondiale : quantité de phosphore émis par les systèmes d'eau douce vers les océans, en Mt par an

11 Mt par an (11 - 100 Mt par an, soit 1,5 - 13,5 kg/an par habitant20)

22 Mt

Échelle continentale : quantité de phosphore dans les engrais épandus sur les sols agricoles, en Mt par an

6,2 Mt par an (6,2 - 11,2 Mt par an, soit 4,1 - 7,5 kg/an par hectare de surface en culture)

14,2 Mt

Source : d'après Steffen et al., 2015

20 Population mondiale 2015 : 7,4 milliards d'habitants. Surface en culture mondiale (moyenne depuis 1970) : 1,496 milliard d'hectares.

Les valeurs présentées ci-dessus montrent un dépassement de la limite planétaire pour l'azote : la quantité d'azote réactif rejetée dans l'environnement par les activités humaines au niveau mondial (150 Mt/an) est largement supérieure aux seuils fixés (62-82 Mt/an). Concernant le phosphore, les flux émis à l'échelle mondiale par les systèmes d'eau douce vers les océans (22 Mt) dépassent la valeur basse de la zone d'incertitude (11 Mt), tout en restant en dessous de la limite haute (100 Mt). Mais à l'échelle continentale, les quantités d'engrais phosphorés épandues sur les sols sont supérieures à la valeur haute de la zone d'incertitude (14,2 Mt au lieu de 11,2 Mt).

Conséquences et enjeux des utilisations agricoles

L'utilisation massive de l'azote et du phosphore sous forme d'engrais peut conduire à une série d'effets délétères sur l'environnement. Issus après transformation de l'azote épandu en excès dans les sols par des bactéries en présence d'oxygène, les nitrates peuvent atteindre les eaux souterraines et les eaux de surface par lessivage et les polluer. Ce lessivage peut également entraîner un surplus de nitrates dans les eaux continentales qui génèrent des proliférations végétales (algues vertes). Ce phénomène est appelé eutrophisation (voir glossaire).

L'utilisation d'engrais minéraux issus de roches phosphatées peut entraîner un surplus de phosphore dans les eaux douces. L'excès de phosphore contribue également au phénomène d'eutrophisation, qui conduit à une dégradation de la qualité de l'eau, à une accumulation de phosphore dans les sédiments et à une perte de biodiversité. De surcroît, le phosphore rejeté des systèmes d'eau douce dans les océans peut entraîner à très long terme une diminution de la quantité d'oxygène dissous (anoxie des océans). L'enjeu est d'éviter la généralisation d'un tel phénomène risquant de provoquer un événement anoxique océanique, susceptible de menacer une grande part de la vie océanique.

Au-delà des enjeux cruciaux de pollution des milieux aquatiques et des océans par les rejets de nitrate et de phosphore, demeure la problématique particulière de la ressource mobilisable en phosphore. L'utilisation croissante d'engrais phosphorés nécessite l'exploitation de mines de phosphate qui pourraient venir à s'épuiser d'ici environ 320 ans d'après les données de l'enquête « Extractions-réserves mondiales » (U.S. Geological Survey, 2022), alors que l'humanité dépend pour sa sécurité alimentaire de ces engrais utilisés de façon raisonnée.

La contribution de la france au dépassement de la limite planétaire

Les quantités d'azote et de phosphore vendues en France diminuent

En France, selon l'Union des industries de la fertilisation (Unifa), la quantité d'azote vendue par hectare cultivé, à savoir les terres arables et les cultures permanentes, tend à diminuer au fil des décennies. Elle s'élève à 108 kg par hectare (kg/ha) de terres cultivées pour la campagne 2019-2020, contre 121 kg/ha pour la campagne 2010-2011 et 124 kg/ha pour la campagne 2000-2001 (graphique 10). La vente de phosphore, quant à elle, reste stable depuis une dizaine d'années, autour de 10 kg/ha.

Graphique 10 : évolution des quantités d'azote et de phosphore vendues en France entre 2000 et 2020

* Terres cultivées = terres arables + cultures permanentes hors surface toujours en herbe.
Note : les données Unifa 2019-2020 concernent la campagne 2019-2020 et le calcul est effectué avec les surfaces agricoles de l'année 2020.
Sources : Unifa ; SSP, 2022. Traitements : SDES, 2023

Toutefois, l'indicateur des ventes de fertilisants minéraux ne constitue pas une mesure des excédents d'azote ou de phosphore de nature à dégrader l'environnement. Un autre indicateur est alors utilisé : le bilan nutritif brut, qui vise à estimer le solde entre les entrées et les sorties de chaque élément nutritif dans le sol agricole. La méthode Eurostat permettant d'estimer les bilans nutritifs bruts tient compte pour les entrées : des apports minéraux et organiques, de la fixation symbiotique de l'azote gazeux, de la déposition atmosphérique et de l'apport par les graines ; et pour les sorties : des prélèvements, lors de la récolte des cultures, des retraits par la récolte et le pâturage du fourrage ainsi que des résidus de culture retirés du champ. Lorsque le bilan nutritif brut est positif, on parle de « surplus ».

Mais le surplus d'azote en France reste au-dessus de la limite planétaire

En France, sur la période 2010-2019, le bilan nutritif brut en azote s'élève en moyenne à 55 kg/ha de surface agricole cultivée, contre 63 kg/ha pour la période 2000-2009. La France reste ainsi au-dessus du seuil bas de la limite planétaire de 41 kg/ha au cours de la décennie 2010 et se situe au seuil haut de la limite planétaire de 55 kg/ha fixé par le cadre des limites planétaires, en moyenne sur la période, en le dépassant certaines années (graphique 11). Ce chiffre ne donne toutefois qu'une information partielle de l'impact de la France sur cette limite. En effet, il ne tient pas compte du surplus d'azote généré hors de France pour produire des biens agricoles qui seront consommés en France.

En 2019, le surplus d'azote appliqué en France métropolitaine est de 1,1 million de tonnes, soit 0,75 % du surplus estimé dans le monde, alors que la France cultive 0,6 % des terres agricoles mondiales.

Graphique 11 : bilan nutritif brut d'azote en France, de 2000 à 2019

*Terres cultivées = terres arables + cultures permanentes hors surface toujours en herbe.
Champ : France métropolitaine.
Sources : Eurostat - données mises à jour le 14 mars 2022 et extraites le 26 janvier 2023 ; Agreste, statistique agricole annuelle, 2022. Traitements : SDES, 2023

Le surplus de phosphore en France est en dessous de la limite planétaire

Sur la période 2010-2019, le bilan nutritif brut en phosphore s'élève en moyenne à 2,0 kg/ha de terres cultivées contre 6,9 kg/ha pour la période 2000-2009. La France est donc passée depuis 2009 en dessous du seuil bas de la limite planétaire de 4,1 kg/ha fixé par le cadre des limites planétaires (graphique 12).

Graphique 12 : bilan nutritif brut de phosphore en France, de 2000 à 2019

*Terres cultivées = terres arables + cultures permanentes hors surface toujours en herbe.
Note : La valeur négative de 2009 s'explique par des livraisons de phosphore plus faibles (- 54 % par rapport à la campagne précédente) dues à des chutes de prix des céréales combinées à des prix d'achat du phosphore très élevés, ce qui a conduit certains exploitants à faire l'impasse sur cet élément.
Champ : France métropolitaine.
Sources : Eurostat - données mises à jour le 14 mars 2022 et extraites le 26 janvier 2023 ; Agreste, Statistique agricole annuelle, 2022. Traitements : SDES, 2023

En 2015, le bilan nutritif en phosphore en France s'élève à 27 000 tonnes (30 600 tonnes en 2019), ce qui représente une part de 0,2 % du volume mondial, tandis que la France utilise 0,6 % des terres cultivées mondiales.

Comme pour l'azote, l'estimation des pressions environnementales se fait à partir de la production (utilisation de phosphore par les cultures), et ne tient pas compte des impacts environnementaux de la consommation par les Français de biens importés.

Les flux de phosphore rejetés en mer diminuent

En 2020, 15 800 tonnes de phosphore ont été rejetées en mer en France métropolitaine. Entre 2000 et 2020, les flux de phosphore vers la mer ont diminué de 57 % (graphique 13). Cette diminution est liée notamment à l'amélioration des performances des stations d'épuration, à l'interdiction de l'utilisation de phosphate dans les lessives et à l'augmentation du nombre d'habitants raccordés à un assainissement collectif. Ramené à la population métropolitaine de 2020, le flux rejeté en mer est de 0,23 kg/hab./an, soit en dessous de la limite planétaire de 1,5 kg/hab./an.

Graphique 13 : évolution des flux de phosphore total arrivant en mer en France de 2000 à 2020

Champ : territoires métropolitains, dont les exutoires correspondent aux espaces maritimes suivis dans le cadre des conventions Ospar et Medpol.
Source : système d'information sur l'eau, base des données Naïades et banque hydro (extraction des données en juin 2022).
Traitements : SDES, 2022

Les politiques et actions pour lutter contre la pollution par l'azote et le phosphore

Face aux pollutions des eaux par les nitrates d'origine agricole et au phénomène d'eutrophisation des écosystèmes, l'UE s'est dotée dès 1991 d'une législation visant à réduire les pertes de nitrates d'origine agricole et à limiter les phénomènes d'eutrophisation. Appelée directive « nitrates », cette directive prévoit notamment de mettre en place une surveillance de la concentration en nitrates des eaux, de désigner des zones vulnérables à la pollution par les nitrates d'origine agricole ou à l'eutrophisation, et d'établir un programme d'action, dont l'application est obligatoire dans les zones vulnérables.

L'enjeu de ce dispositif réglementaire est la recherche d'un apport optimal des fertilisants azotés, selon la formule « la bonne dose, au bon moment et au bon endroit », de façon à limiter les fuites de nitrates vers les eaux souterraines et les eaux de surface (interdiction d'épandage à certaines périodes, dispositifs de stockage des effluents d'élevage, distance aux cours d'eau, plan de fertilisation, dose maximale, etc.). La loi Climat et Résilience de 2021 contribue à cet objectif en restreignant l'utilisation d'engrais de synthèse dans les terrains qui n'ont pas une vocation agricole.

En 2021, 73 % de la surface agricole française est classée en zone vulnérable, ce qui correspond à 281 000 exploitations agricoles. Les apports d'azote minéral sont en moyenne deux fois plus élevés en zone vulnérable que hors zone vulnérable (carte 2).

Carte 2 : zones vulnérables en France en 2021, définies en application de la directive « nitrates » de 1991

Source : OFB, site Eaufrance, Zones vulnérables – Métropole, 2022

Depuis les années 2000, la politique agricole commune (PAC) a évolué vers une prise en compte croissante des enjeux environnementaux. L'écoconditionnalité des aides de la PAC permet de conditionner les aides à la mise en œuvre de pratiques contribuant à éviter le relargage de nitrates, comme des bandes tampons le long des cours d'eau, la couverture minimale des sols, ou la protection des prairies permanentes. Le paiement vert prévu par la PAC 2015-2020 a ainsi mis l'accent sur le suivi au niveau régional de la part de la surface agricole utile (SAU) – (voir glossaire) en prairies ou en pâturages permanents, et la protection des prairies et pâturages permanents dits sensibles (en lien avec Natura 2000).

De la même manière, la PAC 2023-2027 prévoit de renforcer la conditionnalité des aides aux bonnes pratiques agricoles et environnementales mentionnées ci-dessus. En particulier, les exigences relatives à la couverture des sols et à l'absence de sols nus sont renforcées en dehors des zones vulnérables.

Les programmes d'action nitrates en France s'articulent en deux niveaux. Le premier est celui du programme d'action national (PAN) qui comprend huit mesures à mettre en œuvre dans l'ensemble des zones vulnérables afin de :

  • fertiliser au bon moment dans de bonnes conditions (périodes d'interdiction, stockage des effluents, conditions d'épandage) ;
  • limiter les surfertilisations (équilibre de la fertilisation, documents prévisionnels de fumure et d'enregistrement des pratiques, plafond d'apports pour les effluents d'élevage) ;
  • limiter les fuites de l'azote présent dans les parcelles (couverture des sols et bandes enherbées le long des cours).

Le second est celui des programmes d'action régionaux (PAR) qui renforcent et complètent les mesures du PAN dans les zones vulnérables en fonction des spécificités régionales et locales.

Le septième programme d'action national est entré en vigueur le 30 janvier 2023. Les huit mesures s'appliqueront dès l'entrée en vigueur des PAR révisés et au plus tard le 1er janvier 2024.

Le phénomène d'eutrophisation peut également être dû à des excès de phosphore dans les eaux douces, principalement issus de l'utilisation d'engrais minéraux. Autrefois, les eaux résiduaires urbaines étaient la principale source de contamination par le phosphore. À la suite de la mise en oeuvre de la directive sur les eaux résiduaires urbaines de 1991 et de l'interdiction du phosphate dans les lessives domestiques depuis 2007, les rejets ont fortement diminué.

Il n'existe pas de réglementation générale nationale concernant la pollution par le phosphore d'origine agricole (OIEau, 2018). Toutefois, des réglementations locales s'appliquent en fonction des enjeux locaux, là où des problèmes liés au phosphore d'origine agricole ont été identifiés (notamment en Bretagne). La réglementation locale sur le phosphore agricole est principalement définie dans le cadre des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (Sdage) institués par la loi sur l'eau de 1992. Ainsi, le Sdage de Seine-Normandie inclut une disposition visant à « maîtriser les apports de phosphore en amont des masses d'eau de surface eutrophisées ou menacées d'eutrophisation ».

Par ailleurs, plusieurs réglementations contraignantes contribuent à réduire le risque de contamination des eaux par les phosphates. C'est notamment le cas de la réglementation relative aux installations classées pour la protection de l'environnement (ICPE) qui définit les conditions applicables au stockage et à l'épandage des effluents d'élevage. C'est également le cas du règlement sanitaire départemental, qui peut être adapté au contexte local.

Les excès de nitrates impactant fortement les écosystèmes marins, plusieurs conventions de mers régionales cherchent à limiter ce phénomène. Par exemple, la convention internationale pour la protection du milieu marin de l'Atlantique Nord-Est (Ospar) et le programme d'évaluation et de maîtrise de la pollution marine dans la région méditerranéenne (Medpol), qui dépend de la Convention de Barcelone pour la mer Méditerranée, prévoient un suivi des flux d'azote et de phosphore rejetés à la mer via les cours d'eau. Bien qu'aucune valeur seuil n'ait été fixée, ces programmes de suivi contribuent à une meilleure connaissance, ainsi qu'à une prise de conscience internationale de cet enjeu.

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