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La France face aux neuf limites planétaires
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Synthèse


Le concept des limites planétaires, proposé en 2009, révisé en 2015 (Steffen et al.), puis en 2023 (Richardson et al.), vise à définir un « espace de fonctionnement sûr pour l'humanité » qui repose sur l'évolution de neuf phénomènes complexes et interconnectés : le changement climatique, l'érosion de la biodiversité, la perturbation des cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore, le changement d'usage des sols, l'utilisation de l'eau douce, l'acidification des océans, l'appauvrissement de l'ozone stratosphérique, l'augmentation des aérosols dans l'atmosphère, l'introduction d'entités nouvelles dans la biosphère.

Pour étudier l'évolution de ces phénomènes, une ou plusieurs « variables de contrôle » sont définies à l'échelle globale, voire régionale. Un « seuil » critique est fixé pour chacune de ces variables avec une « zone d'incertitude » constituée de deux valeurs : une valeur basse (« frontière planétaire ») et une valeur haute (« limite planétaire »). La frontière représente la zone de danger qui précède la limite au-delà de laquelle les écosystèmes pourraient basculer dans un état inconnu et probablement défavorable à l'homme.

Cette publication donne une vue d'ensemble de l'approche des limites planétaires telle qu’elle a été proposée en 2015, soit avant la dernière révision de septembre 20231. Elle montre comment ce cadre conceptuel peut être utile à une échelle nationale ou locale, même si le concept est avant tout planétaire. Le dépassement de la plupart des limites planétaires étudiées souligne la nécessité d'une planification écologique ambitieuse et concertée. À cet égard, cette publication illustre les principales politiques publiques permettant de répondre aux enjeux identifiés par la notion de limite planétaire. Les principaux messages tirés de l'analyse des neuf limites planétaires sont décrits ci-après.

1 La dernière mise à jour du cadre des limites planétaires de septembre 2023 (Richardson et al.) introduit quelques nouvelles variables de contrôle et présente la situation actualisée de chaque limite. Ces évolutions sont résumées en annexe.

Changement climatique : une frontière planétaire dépassée

En 2023, avec une concentration de dioxyde de carbone (CO2) dans l'atmosphère de 425 parties par million (ppm), la planète se rapproche de la limite planétaire de 450 ppm (seuil haut de la zone d'incertitude). En 2009, la frontière planétaire (seuil bas) était déjà dépassée avec 387 ppm.

La France contribue avec le reste du monde à l'augmentation de la concentration des gaz à effet de serre dans l'atmosphère par ses émissions de CO2. Responsable de 2,3 % des émissions historiques cumulées de CO2 dans l'atmosphère entre 1850 et 2021, ses émissions moyennes annuelles de CO2 par habitant sont aujourd'hui similaires à celles de la moyenne, soit 4,7 tonnes (t) en 2021. Une fois tenu compte des émissions importées, l'empreinte carbone (voir glossaire) moyenne des Français (CO2 uniquement) est estimée à 7 t en 20212, un niveau inférieur à la moyenne de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), mais supérieur à l'empreinte mondiale (4,7 t).

Pour contenir le réchauffement en deçà de + 2 °C, les objectifs mondiaux de lutte contre le changement climatique sont déclinés dans les outils de programmation de la France au niveau national (loi relative à l'énergie et au climat, stratégie nationale bas-carbone, programmation pluriannuelle de l'énergie) et, au niveau local, dans les schémas régionaux d'aménagement du territoire, ainsi que dans les plans climat-air-énergie territoriaux.

2 Lorsque l'on ajoute au CO2 les deux autres principaux gaz à effet de serre, le CH4 et le N20, l'empreinte carbone moyenne des Français en CO2 équivalent est estimée à 8,9 t/hab. de CO2eq en 2021.

Érosion de la biodiversité : une limite planétaire dépassée

Chaque année, entre 100 et 1 000 extinctions sur un million d'espèces sont enregistrées. La limite planétaire de 10 extinctions par an sur un million d'espèces est donc dépassée. En France, l'indice de risque d'extinction est plus faible qu'à l'échelle européenne ou mondiale mais il augmente plus rapidement (+ 99 % entre 2000 et 2022 contre + 67 % en Europe et + 36 % dans le reste du monde).

L'abondance moyenne des espèces originelles, comprise entre 0 (écosystème détruit) et 1 (écosystème intact non perturbé), est estimée en France à 0,36 en 2020, soit en dessous de la moyenne mondiale (0,56) et a fortiori de la limite planétaire de 0,72.

De nombreux outils de protection des espèces et des habitats naturels existent déjà en France. La stratégie nationale pour les aires protégées (2022-2030) et la stratégie nationale pour la biodiversité 2030 visent toutefois à intensifier les efforts, en cohérence avec le nouveau cadre mondial pour la biodiversité de 2022 qui fixe l'objectif de « vivre en harmonie avec la nature » d'ici 2050.

Perturbation des cycles biogéochimiques de l'azote et du phosphore : une limite planétaire dépassée pour l'azote

La quantité d'azote rejetée dans l'environnement par les activités humaines au niveau mondial (150 millions de tonnes par an – Mt/an) est largement supérieure aux seuils fixés (62-82 Mt/an). Les flux de phosphore émis à l'échelle mondiale par les systèmes d'eau douce vers les océans (22 Mt) sont sous la valeur haute de la zone d'incertitude (100 Mt) mais dépassent la valeur basse (11 Mt). À l'échelle continentale, les quantités d'engrais phosphorés épandues sur les sols sont supérieures quant à elles à la valeur haute de la zone d'incertitude (14,2 Mt au lieu de 11,2 Mt).

En France, le surplus d'azote (voir glossaire) apporté aux cultures par les engrais s'élève à 55 kilogrammes par hectare (kg/ha) de surface agricole cultivée, en moyenne sur la période 2010-2019. Il se situe au-dessus du seuil bas de la limite planétaire (41 kg/ha) et au niveau du seuil haut (55 kg/ha) en le dépassant certaines années. Les flux de phosphore rejetés en mer par la France restent, pour leur part, en dessous de la limite : après avoir nettement diminué entre 2000 et 2020 (- 57 %), ils s'élèvent en moyenne à 0,23 kg/hab./an, soit nettement en dessous du seuil bas de la limite (1,5 kg/hab./an).

Conformément à la directive européenne « nitrates » de 1991, la France met en place des programmes d'actions nitrates dans l'ensemble des zones vulnérables de son territoire afin d'apporter « la bonne dose, au bon moment et au bon endroit » et limiter toujours plus les fuites d'azote. La loi Climat et Résilience de 2021 contribue à cet objectif en restreignant l'utilisation d'engrais de synthèse dans les terrains qui n'ont pas une vocation agricole.

Changement d'usage des sols : une déforestation mondiale qui conduit la planète dans une zone d'incertitude

Avec 62 % des surfaces forestières d'avant 1700 encore boisées dans le monde en 2015, la limite basse de la zone d'incertitude (75 %) est dépassée mais la limite planétaire (54 %) n'est pas franchie. En zone tempérée, 50 % de la superficie occupée par les forêts avant 1700 subsiste, ce qui correspond à la limite basse de la zone d'incertitude (entre 50 et 30 %).

Si la surface forestière française tend à s'accroître, nos consommations (soja, cacao, huile de palme, etc.) contribuent à la déforestation des forêts tropicales. On estime qu'entre 12 et 14,8 millions d'hectares de surfaces agricoles et forestières sont mobilisés chaque année hors de nos frontières (« empreinte terre ») pour produire des biens consommés en France. La déforestation associée (« empreinte forêt ») est estimée entre 26 300 et 64 400 ha par an. Si tous les humains avaient une empreinte forêt identique à celle d'un Français, le seuil haut de la limite (40 % de la superficie originelle des forêts tropicales et boréales détruites) serait dépassé dans une soixantaine d'années.

En France, la stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée de 2018 vise à éliminer d'ici 2030 l'importation de produits forestiers ou agricoles non durables contribuant à la déforestation. Au niveau européen, le règlement relatif à la déforestation et à la dégradation des forêts, adopté en 2023, vise à interdire la mise sur le marché européen ou l'exportation à partir de celui-ci de matières premières et de produits ayant engendré de la déforestation ou de la dégradation des forêts.

Utilisation mondiale de l'eau douce : une frontière planétaire non franchie mais des situations locales non soutenables

Les prélèvements nets d'eau douce (« eau bleue ») à l'échelle mondiale (2 600 km3) demeurent en deçà de la frontière planétaire (4 000 km3). Toutefois, des dépassements à l'échelle locale (bassins-versants) existent. Selon certains chercheurs, 25 % des bassins fluviaux de la planète s'assècheraient avant d'atteindre les océans en raison de l'utilisation des ressources en eau douce des bassins.

En France, la limite locale concernant l'eau bleue est dépassée dans certains sous-bassins au cours des étés secs. Du fait de son climat tempéré, la France contribue pour 0,2 % au prélèvement annuel net mondial d'eau douce (volumes d'eau prélevés dans le milieu qui ne sont pas directement restitués aux milieux aquatiques), soit une proportion inférieure à son poids démographique (0,85 %) et économique (2,33 %). En période estivale, la non-soutenabilité des prélèvements peut toutefois se poser.

Au-delà des schémas directeurs d'aménagement et de gestion des eaux (Sdage) qui planifient la gestion de l'eau à l'échelle des bassins en France, les projets de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE) visent à adapter au mieux les besoins à la ressource disponible. Afin de garantir de l'eau pour tous, préserver les écosystèmes et organiser la sobriété des usages, un plan d'action pour une gestion résiliente et concertée de l'eau a été adopté en mars 2023, avec un objectif de diminution de 10 % des prélèvements d'ici 2030.

Acidification des océans : une frontière planétaire aujourd'hui non dépassée, mais pour combien de temps ?

Depuis la révolution industrielle, l'augmentation du niveau de CO2 émis dans l'atmosphère par les activités humaines perturbe les équilibres biogéochimiques des océans. L'océan s'acidifie, menaçant les écosystèmes et les organismes marins (coquillages, coraux, etc.), notamment dans la fabrication de leur squelette calcaire en aragonite (voir glossaire). En 2015, l'état de saturation de l'eau de mer de surface en aragonite est estimé à 84 % du niveau préindustriel, soit en deçà de la frontière planétaire fixée à 80 %. En poursuivant au même rythme jusqu'en 2050, il pourrait l'atteindre à cet horizon.

La France est le quatrième pays corallien au monde, et porte à ce titre une grande responsabilité quant à la préservation de ces écosystèmes. La stratégie nationale des aires protégées propose d'inclure 100 % de ces récifs coralliens dans une aire protégée d'ici 2025.

Appauvrissement de l'ozone stratosphérique : une limite planétaire non franchie, grâce à l'engagement de la communauté internationale

À la suite de l'adoption du Protocole de Montréal en 1987 visant à lutter contre la destruction de la couche d'ozone, la production et la consommation de substances appauvrissant la couche d'ozone (chlorofluorocarbures - CFC - notamment) se sont fortement réduites. Depuis les années 2000, la situation de la couche d'ozone s'est stabilisée. La concentration d'ozone dans la stratosphère est estimée à 285 unités Dobson (DU) en moyenne, ce qui signifie que la limite planétaire (275 DU) est respectée.

En France, au-delà de l'interdiction de certaines substances qui appauvrissent la couche d'ozone, la réglementation prévoit un ensemble de règles de certification et de surveillance des équipements tributaires de gaz à effet de serre fluorés. Des dispositifs d'aides sont également mis en place pour accompagner les entreprises qui souhaitent utiliser des alternatives aux hydrofluorocarbures (HFC).

Augmentation des aérosols dans l'atmosphère : une limite planétaire encore non quantifiée

Les aérosols désignent des particules solides ou liquides en suspension dans l'air, dont la taille peut varier de quelques nanomètres à quelques dizaines de micromètres. Si la majorité d'entre eux est d'origine naturelle, une quantité croissante est rejetée dans l'atmosphère par les activités humaines depuis l'ère préindustrielle, ce qui constitue un enjeu majeur pour le climat et la santé humaine. Compte tenu de la variabilité spatio-temporelle de ces particules et de la diversité des sources et des impacts, l'identification d'un seuil global n'a pas été possible à ce stade. Seule une limite locale spécifique à la zone Asie du Sud-Est a été proposée.

En France, la mise en place de stratégies et plans d'action depuis plusieurs années a favorisé la forte baisse des émissions polluantes dans l'air. Le nouveau plan national de réduction des émissions de polluants atmosphériques (PREPA) adopté en 2022 permettra d'aller plus loin, notamment vis-à-vis des particules fines et des oxydes d'azote (NOx). Le PREPA combine des mesures réglementaires, fiscales et incitatives, ainsi que des outils de planification à destination des collectivités et de sensibilisation des acteurs.

Introduction d'entités nouvelles dans la biosphère : une limite planétaire non précisément quantifiée mais considérée dépassée

Les entités nouvelles désignent l'ensemble des entités, au sens géologique, produites, mises en circulation et rejetées dans l'environnement par les activités humaines. Ces entités (substances de synthèse, nouvelles formes de substances existantes, formes de vie modifiées) peuvent être persistantes et se déplacer sur de grandes zones géographiques. La production et le rejet de ces entités, ainsi que la diversité des substances concernées, augmentent à un rythme tel qu'il dépasse la capacité des sociétés à effectuer des évaluations et des contrôles de sécurité, avant la mise en circulation de produits potentiellement dangereux pour la planète. Aujourd'hui, 350 000 produits chimiques sont ainsi commercialisés sur le marché mondial, soit une production multipliée par 50 depuis 1950. Parmi toutes ces substances, la pollution plastique fait l'objet d'une attention particulière.

En France, des dispositions permettant de réguler la dissémination d'entités nouvelles ont été adoptées en vertu du principe de précaution inscrit à l'article 5 de la Charte constitutionnelle de l'environnement. La loi anti-gaspillage pour une économie circulaire de 2020 prévoit la fin de la mise sur le marché des emballages de plastique à usage unique d'ici 2040, ainsi que des objectifs de réduction, réutilisation ou réemploi, et de recyclage. Au niveau international, la France porte fortement le projet de traité international contre la pollution plastique.